C’est un livre singulier que nous propose, aux éditions du Seuil, Vincent Debaene, grand spécialiste des œuvres de Claude Lévi-Strauss. En effet, les dix-sept textes publiés sont de Lévi-Strauss, mais ils étaient peu accessibles ou tombés dans l’oubli. Vincent Debaene les a regroupés – en quatre parties, comme le faisait Lévi-Strauss – après avoir traduit nombre d’entre eux et les a publiés avec une riche préface exposant que ce livre, qui n’a pas – et n’aurait pas ! – vu le jour du vivant de leur auteur, constitue des prémices, une sorte d’« avant dire » du célèbre ouvrage intitulé
Anthropologie structurale 1 paru en 1958 (qui sera suivi, en 1973, d’une
Anthropologie structurale 2), qui a été et reste perçu comme un ouvrage fondateur du structuralisme. D’où le titre
Anthropologie structurale zéro que Vincent Debaene a donné avec quelque malice à l’ouvrage, se référant à la fois au
« phonème zéro » de Roman Jakobson et au
« degré zéro de l’écriture » de Roland Barthes.
C’est donc à une sorte d’archéologie du structuralisme que nous convie Vincent Debaene au travers de ces dix-sept textes et de sa préface.
Toute l’œuvre de Lévi-Strauss témoigne de la fécondité de la méthode structurale.
Le linguiste Louis Hjlemslev a écrit qu’une structure est une « entité autonome de dépendances internes. » La structure est, en un sens, un système fermé, isolable, descriptible en tant que tel. Mais, à l’intérieur d’elle-même, chaque élément ne se définit que dans sa relation à d’autres éléments.
Ainsi peuvent être décrits – comme l’a fait Lévi-Strauss – quantité de faits sociaux, des structures de la parenté aux manières de table, des rites aux systèmes de pouvoir, etc.
Ainsi la description des langues peut-elle procéder de la même méthode.
Certains en ont déduit que le structuralisme se traduirait par des abstractions plaquées sur les faits sociaux. Ils ont plaidé – pour simplifier – que le structuralisme méconnaissait l’histoire. Ou que l’on se complaisait en France dans des théories abstraites détachées des laborieuses« études de terrain ». Lévi-Strauss s’est lui-même agacé de ces conceptions simplificatrices et galvaudées, au point de refuser d’intituler Anthropologie structurale 3 le livre qui s’est finalement appelé Le regard éloigné.
Et justement, le grand intérêt de la préface de Vincent Debaene et de ce recueil de textes est de tordre le cou à ces idées simplistes.
Claude Lévi-Strauss y apparaît singulièrement enraciné.
Il apparaît que ses études de terrain nourrissent ses théories, mais qu’en même temps il récuse les conceptions qui font de l’anthropologie un « empilement d’études monographiques. »
On découvre sa vie de juif réfugié et accueilli à New-York de 1941 à 1947.
On découvre une de ses facettes peu connues : son engagement socialiste à la SFIO et au sein d’un groupe dénommé « Rénovation constructive », œuvrant à la « rénovation intellectuelle » de ce parti. Vieille histoire. Récurrente…
On découvre ses réactions devant le génocide du peuple juif et l’extermination des Indiens.
On découvre des pensées que l’on pourrait croire très contemporaines. Ainsi Lévi-Strauss s’en prend-il à une humanité « imbue d’elle-même » qui considère à tort l’homme comme « le seigneur et maître de la Création, libre de s’octroyer des droits exorbitants sur toutes les manifestations de la nature et de la vie. »
On voit enfin que loin des abstractions et des effets de mode, le structuralisme est le fruit d’une histoire, qu’il s’est forgé au fil des analyses des sociétés, de leurs représentations et de leurs langages.
Pour toutes ces raisons, et d’autres, il faut remercier Vincent Debaene d’avoir conçu ce livre.
Jean-Pierre Sueur